Depuis plus d’un an, la commune de Carrefour vit sous le joug des groupes armés. Pourtant, la vie continue et les hôpitaux fonctionnent toujours, contraints de soigner sans distinction… y compris les bandits blessés. Une réalité troublante qui interroge sur l’effondrement de l’État haïtien.
Dans cette commune de la banlieue sud de Port-au-Prince, l’État haïtien n’existe plus. Depuis l’attaque du commissariat Oméga en avril 2024, les forces de l’ordre n’ont jamais osé remettre les pieds à Carrefour. Résultat : une municipalité entière livrée aux groupes criminels qui ont pris les rênes de tout, des banques aux écoles, en passant par les transports publics.
Mais dans ce chaos organisé, une réalité glaçante émerge : les centres hospitaliers continuent de fonctionner et soignent désormais les bandits blessés lors des opérations contre les forces publiques, sans pouvoir alerter qui que ce soit.
Des médecins pris en étau
« Puisque le centre de Médecins sans frontières n’est plus fonctionnel, nous recevons les plaies par balle, des gens accidentés, entre autres », confie anonymement un médecin de l’un des principaux hôpitaux encore en activité à Carrefour. Une situation qui place le personnel soignant dans un dilemme moral et légal intenable.
Normalement, tout cas de blessure par balle doit être signalé aux autorités policières. « Mais à Carrefour, nous n’avons plus aucune autorité à notifier », souligne ce praticien, résumant ainsi l’absurdité de la situation. Comment respecter la loi quand l’État a abandonné le terrain ?
Cette réalité rappelle douloureusement à tous les Haïtiens, qu’ils soient restés au pays ou qu’ils observent depuis l’étranger, l’effondrement progressif des institutions qui constituaient encore récemment le socle de la société haïtienne.
Le serment d’Hippocrate face aux gangs
Face à cette situation inédite, les médecins s’accrochent à leur éthique professionnelle. « Notre mission comme hôpital, c’est d’assurer la prise en charge de tout patient. On ne fait pas de catégorisation. Nous prodiguons des soins à ceux dont le cas nécessite des soins », explique l’un d’entre eux.
Cette approche, louable sur le plan médical, soulève néanmoins des questions troublantes. En soignant sans distinction les victimes et leurs bourreaux, ces établissements ne deviennent-ils pas malgré eux complices d’un système criminel ? Pour ces familles haïtiennes qui ont perdu des proches dans la violence, voir leurs tortionnaires soignés dans les mêmes hôpitaux doit représenter une épreuve supplémentaire.
Un fonctionnement sous contrainte
Paradoxalement, les hôpitaux de Carrefour arrivent à maintenir leurs activités mieux que dans certaines zones encore officiellement contrôlées par l’État. « Étonnamment, nous ne sommes pas perturbés par les hommes armés dans notre fonctionnement. Nous fonctionnons régulièrement », témoigne un médecin.
Cette « paix » a toutefois un prix. Pour s’approvisionner en médicaments et matériel médical, les établissements n’ont d’autre choix que de payer les « péages » imposés par les bandits sur la route nationale numéro 2. Une taxe criminelle qui vient s’ajouter aux difficultés déjà immenses du système de santé haïtien.
L’adaptation forcée d’une population
Ce qui frappe le plus dans cette situation, c’est la capacité d’adaptation de la population de Carrefour. Après plus d’un an sous contrôle criminel, les habitants ont appris à vivre avec cette nouvelle réalité. Banques, écoles, commerces, transports : tout fonctionne sous l’autorité du « chef de gang de Tibwa », comme l’explique un riverain.
Cette normalisation de l’anormal illustre la résilience légendaire du peuple haïtien, mais aussi son abandon par ceux qui devaient le protéger. Pour les membres de la diaspora haïtienne, voir leur pays natal sombrer dans cette logique mafieuse représente une douleur supplémentaire.
Un système de santé en sursis
Si les hôpitaux de Carrefour fonctionnent encore, c’est au prix d’accommodements avec le crime organisé qui questionnent l’avenir même du système de santé haïtien. Que se passera-t-il quand d’autres communes suivront le même chemin ? Comment les professionnels de santé pourront-ils continuer à exercer leur mission dans un pays où l’État n’existe plus ?
L’histoire des hôpitaux de Carrefour n’est qu’un aperçu de ce qui attend Haïti si rien ne change. Demain, combien d’autres communes vivront sous cette « paix » criminelle ? Combien de médecins devront choisir entre leur serment et leur sécurité ? Pour tous les Haïtiens, d’ici et d’ailleurs, ces questions ne sont plus théoriques : elles dessinent le visage d’un pays en train de basculer définitivement dans l’inconnu.