Paradoxe dominicain : pendant que le gouvernement durcit sa politique migratoire et expulse massivement les Haïtiens sans papiers, le secteur de la construction réclame 87 000 permis de travail pour régulariser cette même main-d’œuvre « indispensable ». Un aveu qui en dit long sur l’hypocrisie du système.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Sur les 435 000 employés du secteur de la construction en République dominicaine, 20% sont des étrangers en situation irrégulière – entendez des Haïtiens pour la plupart. Soit près de 87 000 personnes qui construisent quotidiennement le pays voisin, mais dans l’ombre et sans protection légale.
« Les Dominicains ne veulent pas de ces emplois »
L’aveu est brutal mais révélateur. Annerys Meléndez, présidente de l’Association dominicaine des constructeurs et promoteurs immobiliers (Acoprovi), l’a dit sans détour lors du XVIIe Salon de l’industrie de la construction : « La main-d’œuvre étrangère est nécessaire car il existe des tâches rudimentaires dans le secteur de la construction, que les Dominicains ne souhaitent pas effectuer. »
Derrière ce constat se cache une réalité que connaissent bien les familles haïtiennes des deux côtés de la frontière : des milliers d’hommes qui traversent chaque jour pour aller construire routes, immeubles et infrastructures dominicaines, puis rentrent le soir dans leurs communautés d’Ouanaminthe, Belladère ou Anse-à-Pitres.
Pour beaucoup d’Haïtiens, cette migration de travail représente souvent la seule alternative à la misère. Les salaires du BTP dominicain, même modestes, restent supérieurs à ce qu’ils peuvent espérer gagner en Haïti.
Le grand écart gouvernemental dominicain
Voilà bien le paradoxe dominicain dans toute sa splendeur. D’un côté, le gouvernement de Luis Abinader adopte « 15 mesures pour réguler l’immigration irrégulière » et multiplie les rapatriements forcés d’Haïtiens. De l’autre, le secteur privé réclame à cor et à cri des permis de travail pour ces mêmes travailleurs.
« Nous avons calculé que 20% des 87 000 immigrants pourraient être étrangers », explique pudiquement Mme Meléndez, évitant soigneusement de préciser que ces « étrangers » sont majoritairement haïtiens. Une hypocrisie qui n’échappe à personne, surtout pas aux principales victimes de ce système à deux vitesses.
Un système consulaire défaillant
L’Association des constructeurs pointe du doigt un problème concret : l’absence de consulats dominicains capables de délivrer des visas de travail. « Si des étrangers ont besoin d’un visa, mais qu’aucun consulat ne le leur délivre, il sera impossible de leur obtenir un permis de travail », reconnaît la présidente d’Acoprovi.
Cette situation administrative kafkaïenne maintient délibérément des milliers de travailleurs haïtiens dans l’irrégularité, les rendant corvéables à merci et privés de tout recours en cas d’exploitation.
« Même salaire pour tous » : la théorie et la pratique
Annerys Meléndez assure que les salaires « ne dépendent pas de la nationalité » et sont fixés par des « résolutions sur le salaire minimum ». Une affirmation qui fait sourire tous ceux qui connaissent la réalité du terrain, où les travailleurs haïtiens sans papiers acceptent souvent des conditions que refuseraient leurs homologues dominicains.
La diaspora haïtienne aux États-Unis et au Canada, elle, connaît bien cette problématique. Nombreux sont ceux qui ont des proches travaillant dans le BTP dominicain et qui témoignent des conditions précaires malgré les déclarations officielles.
Une dépendance assumée mais inavouée
Au final, cette polémique révèle une vérité dérangeante : l’économie dominicaine dépend structurellement de la main-d’œuvre haïtienne. Dans le BTP, mais aussi dans l’agriculture, le tourisme et bien d’autres secteurs. Pourtant, cette dépendance reste inavouée politiquement, masquée derrière un discours anti-haïtien qui fait recette électoralement.
Entre les besoins économiques réels et les calculs politiciens, ce sont 87 000 travailleurs haïtiens qui restent suspendus au bon vouloir d’un système qui les exploite tout en les rejetant. Cette situation ubuesque illustre parfaitement la schizophrénie des relations domino-haïtiennes : indispensables économiquement, indésirables politiquement. Combien de temps encore cette hypocrisie pourra-t-elle perdurer ? La réponse dépendra peut-être de la capacité des deux gouvernements à dépasser enfin les calculs électoralistes pour construire une vraie politique migratoire équitable et humaine.